La vie parfaite de Silvia Avallone

Le matin de Pâques, Adele quitte le quartier Labriola et part accoucher, seule. Parce que l’avenir n’existe pas pour les jeunes nés comme elle du mauvais côté de la ville, parce qu’elle n’a que dix-huit ans et que le père est en prison, elle envisage d’abandonner son bébé. À une poignée de kilomètres, dans le centre de Bologne, le désir inassouvi d’enfant torture Dora jusqu’à l’obsession. Autour de ces deux femmes au seuil de choix cruciaux, gravitent les témoins de leur histoire. Et tous ces géants fragiles, ces losers magnifiques, cherchent un ailleurs, un lieu sûr, où l’on pourrait entrevoir la vie parfaite.

Portée par une prose tendue, qui avance par pulsations, Silvia Avallone retrace leur quotidien avec une âpre et déchirante douceur. Sous sa plume nette et sans fioriture, le désir de maternité devient un révélateur d’identités, d’inégalités, de rêves et de cassures. Devenir mère est-il un droit ? De quoi le désir d’enfant est-il le nom ? Profondément engagé et charnel, son humanisme s’appuie sur l’empathie, la tendresse lucide des regards, la faculté à saisir l’histoire collective dans des destins éminemment singuliers.
Estelle Lenartowicz pour L’Express

Je vous propose en cette période pascale de découvrir ce roman que Léa Des méandres aux étoiles nous recommande. Voici quelques extraits qui traitent de la maternité et de l’infertilité qu’elle a sélectionné.

L’attente qui tue à petit feu :
« Son mari était fatigué, mais elle l’était aussi. Épuisée d’attendre, de passer sans arrêt de la confiance à la déception. »
« Si seulement elle avait pu le tenir dans ses bras, le soir, pour l’endormir. Le coucher dans son petit lit, respirer le duvet de ses cheveux, l’odeur de son corps. Le retrouver le matin dans la pièce d’à côté, comme un minuscule prodige. Elle aurait pu oublier, alors. Le temps arrêté pendant des années. Toute cette souffrance. »
« Il n’y a pas vraiment de jour de fête, sans enfants. Pâques n’a pas de sens. Noël n’a pas de sens. »
« Elle s’était mise à l’écoute du moindre signe : une petite crampe spéciale, rien à voir avec les crampes habituelles si tristement familières. (…) Par une superstition jalouse, elle voulait garder pour elle cette attente, se recueillir en elle-même, protéger ce qui était peut-être le tout premier événement. Elle avait vérifié un nombre infini de fois, courant aux toilettes (…). Déboutonné son pantalon d’une main tremblante, le cœur battant. (…) Les yeux fermés, d’abord. Puis rouverts d’un coup : c’était toujours blanc. Alors avait explosé en elle une joie immense, démesurée. Elle avait eu du mal à se maîtriser, tout son corps aurait voulu hurler. Mais elle s’était ordonné : du calme. Pour conjurer le mauvais sort, elle avait continué à mettre des serviettes hygiéniques. À se répéter : ne commence pas à te faire des idées. (…) Pour se distraire, elle avait acheté le journal et s’était offert une pause à la Drogheria della Rosa, évitant comme toujours mayonnaise et jambon cru. Elle ne se rappelait plus depuis combien de temps elle avait cessé d’en manger, ni commencé à avaler tous les matins un comprimé d’acide folique. C’était peut-être vers ses vingt-cinq ans qu’elle avait commencé à se comporter comme une femme enceinte. Elle en avait trente. Et n’avait jamais été enceinte. »
« Elle laissa tomber le test dans le lavabo. Pendant quelques minutes, une éternité, elle l’avait serré de toutes ses forces, à s’en briser les nerfs, avant de regarder. (…) Combien de fois avait-elle vécu de moment ? Elle ne voulait pas y penser. Elle n’en pouvait plus, de voir ce signe moins. La négativité absolue, le manque total. L’irréparable absence d’enfant. (…) Que ressentaient les autres femmes ? Celles qui faisaient pipi, attendaient trois minutes le résultat du test et se retrouvaient avec quelque chose en plus ? Comment se réjouissaient-elles, si elles se réjouissaient ? Que disaient-elles, celles à qui il suffit de faire l’amour une fois ? Celles à qui ça arrive sans qu’elles l’aient voulu ? Elle les haïssait, d’une haine folle. Cette pharmacienne aux cheveux méchés, un balai dans le cul, qui lui vendait tous ces tests à la con et lui rendait la monnaie avec un sourire faussement apitoyé. (…) Elle se plia en deux. Surtout ne pas pleurer. (…) Elle était une femme inutile, desséchée. Vide. En entendant la clé tourner dans la serrure et la porte d’entrée s’ouvrir, elle fit un effort pour se relever. (…) Immobile sur le seuil, elle réfléchit aux mots à prononcer. Mais ce fut inutile. Au premier regard, Fabio, depuis le vestibule, avait compris. »

La colère, la rage, l’envie :
« Dora plongea son visage dans ses mains : elle avait honte à mourir, en se rappelant la scène. Mais ce matin, elle n’avait pas pu se retenir. Elle avait vu son ventre. (…) Elle marchait avec suffisance (…), avec cet orgueil insolent des femmes enceintes, comme si elles étaient la divinité maternelle personnifiée, la Déesse-Terre. (…) Elle avait senti son être vide, son utérus creux, ses ovaires emplis de cailloux se tordre et se contracter. Et sa vue s’était brouillée. (…) Ce qu’elle voulait, c’était ce ventre. Elle l’aurait tuée pour le lui prendre. »
« Il chercha quelqu’un dans la foule. Dora se demanda qui, curieuse, jalouse. (…) Elle s’efforça de ne pas le perdre de vue, tout en restant à l’écart. (…) Au loin, entre deux colonnes, elle vit une fille. Seize, dix-sept ans. Lourdement maquillée, en collant résille et minijupe vulgaire. (…) Sa doudoune rouge, la fausse fourrure autour de sa capuche. Et son ventre. (…) Dora devint sourde et aveugle. Elle sentit revenir le monstre qui s’était niché dans ses entrailles, en ce lieu si noir qu’il n’avait pas de nom. Elle avait fait des études, souffert, compris. Elle avait lu, pensé, aimé. Elle était adulte, consciente. Mais elle était prisonnière du monstre. Alors elle agit. Pas elle, le monstre. Elle traversa les arcades. Le souffle court, le visage contracté par la haine, et cette chose en elle qui se tordait comme une racine noire. Elle arriva près d’eux (…) « C’est ton enfant ? » Désignant l’abominable proéminence, qui contrastait avec le visage apeuré de la gamine. « C’est toi qui l’a mise enceinte ? » (…) Dora aurait dû réagir : le monstre avait pris le pouvoir, il aurait fallu s’excuser, disparaître, mais la terre s’effondrait sous ses pieds, plus rien n’avait de sens et la seule question qui tournait dans sa tête, c’était : Pourquoi elle et pas moi ? Pourquoi cette petite salope de banlieue sans cervelle, et pas moi, pas moi ? »

Les fondations du couple qui vacillent, la tentation de tout anéantir :
«Elle cherchait l’affrontement, elle en avait besoin. Si rien n’avait de sens, autant tout détruire. (…) « Dis-moi pourquoi tu m’as épousée. Pourquoi moi, et pas cette salope de Rosselli. Elle en a fabriqué deux, des enfants, elle ! Sûr qu’elle est fertile ! » (…) Elle s’agitait, ravageait le salon, les beaux jours qu’ils y avaient passé ensemble, se détruisait elle-même. (…) Fabio n’en pouvait plus. Ce qu’elle balançait, les scènes qu’elle faisait. Elle était stérile (…), folle, égoïste. Il la détestait tellement à présent que pour ne pas lui donner des coups de pied il cognait sur la porte. »

Les conseils malvenus de l’entourage :
« Du travail, la conversation passa à la famille : « Et toi, tu as des enfants ? Ah, tu as de la chance ! » « Ne te presse surtout pas ! » Il se dit qu’il partirait dès qu’il aurait fini son verre. »

Les affres de la procédure d’adoption :
« C’était le 23 décembre, et ils étaient toujours suspendus dans le vide. On lui avait tout demandé : s’il avait jamais pensé à tromper sa femme, quel sentiment il avait éprouvé en lisant les conclusions du spermogramme. Bien sûr, c’était leur travail. Mais c’était aussi sa vie, et ça lui faisait mal. (…) Les mettre à l’épreuve, chaque fois. Ça faisait partie du sacro-saint processus. Fabio n’en pouvait plus. »
« Et maintenant, ces gens allaient venir chez eux. Il avait vu Dora nettoyer, encore et encore. La nuit, le week-end. (…) Cent fois, elle lui avait demandé : « Il n’y a pas une tache, là ? Regarde bien. Il reste une tache ? » Elle avait changé la position des fauteuils. Agencé les coussins comme dans une revue de décoration intérieure sur papier glacé. Et à dix minutes du rendez-vous, Fabio la voyait hocher la tête : « Non, ça ne fait pas vrai, ça ne fait pas spontané. – Arrête. – Ils ont dit ni trop bien rangé ni pas assez : juste ce qu’il faut. – Qui ? » Fabio (…) regarda sa femme avec colère. « Gesualdo77 ? Gertrude82 ? Tu passes tes nuits à te remplir la tête de conneries sur Internet. – C’est un forum intelligent, répliqua Dora le regard perdu. Ce sont seulement les conseils de ceux qui sont passés par là. » »
« « Je le répète : notre tâche n’est pas de trouver un enfant pour vous. Mais de trouver une famille pour un mineur en situation d’abandon. Parce qu’il y a droit, alors que vous non. C’est pourquoi nous devons être sévères, et creuser. Pour le bien de l’enfant. (…) Êtes-vous sûre, Dora, d’être la personne qu’il lui faut ? D’être prête à l’élever, à devenir mère ? D’être, pardonnez-moi, la meilleure personne ? (…) Aujourd’hui, c’est le drame de l’enfant qui est central, pas le vôtre. Vous ne pouvez pas exiger une maternité qui ne vous est pas due. » En effet. Elle était due aux gamines qui ont trop bu, aux toxicomanes, aux prostituées. À celles qui avortent, qui abandonnent, qui maltraitent. Ou à d’autres plus invalides qu’elle, mais dont les trompes et l’utérus fonctionnent. C’était bien à elles que c’était dû, non ? »
« Les jours passaient, les semaines, on était le 20 janvier et ils n’avaient toujours pas de réponse. Ça leur coûtait quoi, de les informer ? Vous n’avez pas été déclarés aptes. Vous ne serez pas parents. Ça aurait été terrible à entendre, mais ne rien savoir était pire. »

La difficile décision d’arrêter d’espérer, le jeu des cliniques avec l’espoir des gens :
« Dora était dévastée, les yeux gonflés, les nerfs en pelote. Mais elle ne renonçait pas : elle parlait déjà d’aller à l’étranger. Sauf que lui, il n’en pouvait plus. (…) Elle se demandait jusqu’à quel point il est permis de s’acharner, de laisser l’espoir détruire ta vie. Il paraît que les limites sont une illusion, qu’il suffit de vouloir pour les dépasser. »
« Assise sur la cuvette des toilettes, enfermée dans la salle de bains, Dora ouvrit la page du moteur de recherche et tapa : clinique fertilité Ukraine. Pas pour y aller, juste pour regarder. Les deux premières consultations gratuites. Nous pouvons vous aider ! Comparez les prix. (…) Des promotions : 5 FIV : 9 900 euros, satisfait ou remboursé. Elle était prête à prendre illico l’avion pour Kiev. Un tel désespoir lui venait parfois qu’elle ne pouvait plus regarder personne en face. Dora, le téléphone à la main, sa culotte tachée entre les jambes, pestait contre elle-même. (…) Comment le lui expliquer, à son enfant ? Lui dire qu’il avait passé neuf mois dans le ventre d’une autre femme, jeune et pauvre, payée pour ça ; qu’il l’avait écoutée parler, les consonnes, les voyelles, qu’il avait absorbé ses émotions. Par amour pour lui, voilà ce qu’elle lui aurait répondu. Un amour furieux, aveugle. Pour un amour pareil, il n’y a pas de limites. Pas de jugement. Ni bon ni mauvais. Quand tu souffres à ce point. Son mari l’appelait. Elle essuya ses larmes, s’arrangea un peu. Il ne serait jamais d’accord pour faire ce voyage. 2 600 enfants nés grâce à nous. Dora ferma la page et posa son portable sur le lave-linge. Fabio ne pouvait pas comprendre : ton corps qui te dit, une fois par mois, que tu ne sers à rien. »
« Elle voulait (…) cette Dora qui était en train de naître et qu’elle ne connaissait pas. Une femme capable d’accepter un échec, et de le surmonter. »

La grossesse, la douleur et le déchirement de l’accouchement :
« Quatre jours, quatre : une éternité, un instant. Quand tu en es à la quarantième semaine sur quarante, le temps n’a plus aucun sens. Tu n’es plus qu’un corps. »
« L’accouchement est un adieu, elle le savait maintenant. Elle savait ce qu’on ne te dit jamais, que tu dois mourir. À un moment tu dois le faire, si tu dois donner la vie. »

Le sens d’être parent et l’abandon :
« Quand devient-on parent ? Quand on le désire, quand on accouche, ou qu’on le veut et qu’on l’affirme ? »
« Ils vivaient tous à une époque et dans un pays où l’on naissait peu, où l’on ne faisait que vieillir, stagner, avoir peur. Peut-être un acte de foi comme avoir un enfant et l’élever, accepter le défi de son avenir, était-il un acte de courage. Presque révolutionnaire. »
« Elle l’avait regardée, sa fille. (…) Et Adele avait compris : elle ne lui appartenait pas. Elle était là endormie, sans défense, à peine venue au monde. Mais elle ne lui appartenait pas. Même si elle la tenait dans ses bras et la pressait contre sa poitrine, elle n’était ni à elle ni à quiconque. Elle était le début d’une histoire. Un être nouveau, qui lui ressemblait, oui, un petit peu, et à Manu, mais qui ne portait aucune trace de leurs erreurs. »
« Quand tu mets quelqu’un au monde, tu dois l’aimer. Le regarder dans les yeux et lui dire : Tu es en sécurité. Sinon, tu lui donnes la vie mais tu ne lui permets pas de naître. Tu le tues. »
« Elle le savait, quelqu’un qui t’abandonne te laisse un vide en héritage. Ça reste là, entre les côtes, impossible de s’en débarrasser. Moi, je ne compte pas, dit-elle pourtant (…). Ce qui compte, c’est le monde où tu vivras. Un jour, je repasserai par ici. Et la plus belle petite fille que je verrai jouer, pas seulement la plus belle mais la plus heureuse, je saurai que c’est toi. »
« Si personne ne t’appelle maman, tu n’es pas maman. Si tu n’as pas de nom, tu n’existes pas. »

J’espère que ce roman vous plaira autant qu’à Léa que je remercie pour ces extraits choisis. La Parentaise va s’accorder une parenthèse dans le beau pays de nos cousins québécois donc d’ici là bonne lecture !

Fall, Leaf Maple, Canada, Maple Leaves, Nature, Maple

2 thoughts on “La vie parfaite de Silvia Avallone”

  1. Merci Artemise d’avoir relayé sur ta page les extraits de ce roman si juste et touchant.
    Je te souhaite de belles vacances au Québec 🙂

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